La maison, coquette mais sans chichi, n’a pas changé depuis ma dernière visite, il y a cinq ans. Nous avions alors porté un toast au champagne dans sa cuisine au succès historique de Mommy. Le film de Xavier Dolan avait séduit le Festival de Cannes et propulsé « notre » Anne sur la scène internationale.
Cinq ans, des poussières et la COVID19 plus tard, nouveau décor. Installés à l’ombre près d’une petite fontaine qui fait glouglou, nous trinquons à bonne distance et à la limonade préparée par mon hôtesse. « Je ne voulais pas que t’apportes des bulles. Pendant le confinement, j’ai bu plus souvent que d’habitude, comme bien du monde, j’imagine. Ça me magane trop. »
Maganée, elle ne semble pas l’être du tout dans sa robe noire en lin, le teint clair qui n’a pas vu le moindre rayon UV de l’année, et plus calme que dans mon souvenir, quasi zen. Il est vrai que l’actrice vit des vacances forcées. En temps normal, Anne aurait été en plein tournage de la troisième saison de Léo, la télésérie signée Fabien Cloutier (TVA). « Je joue une coiffeuse qui est aussi mairesse du village. Je ne vois pas quand et comment on va pouvoir recommencer à tourner. » Elle a des projets, avec Xavier, avec d’autres aussi, dont elle ne peut piper mot… « Tout est sur la glace. Je sais que ça va revenir, mais pour l’instant, je travaille peu, à part quelques doublages et narrations pour l’Office national du film (ONF). »
Partir ou rester
Profitant de cette pause imposée, l’actrice s’est mise au vert sans quitter la ville, plantant ses doigts fins dans la terre pour faire jaillir pivoines, ail décoratif, muguet et coquelicots. « Je suis obsédée par les fleurs. » Par ça et par bien d’autres choses. Car Anne est une obsessive.
La mort en général, et la sienne en particulier, toujours proche, la hante. « En avion, je fais semblant de dormir pour me convaincre que je suis calme. » Prévenante, elle a planifié ses funérailles au quart de tour, de la musique aux petits fours. Son obsession pour les chaises, moins lugubre, est plus encombrante. « Je ne sais plus où les mettre. » Elle les collectionne, les bichonne, connaît leur pedigree. « C’est de la maladie mentale. Regarde », fait-elle avec un brin de tristesse, pointant deux élégants transats en métal au fond du jardin. « Des Homecrest vintage. Je les ai trouvés sur Kijiji, mais ils rouillent… »
Notre rencontre, en cette belle journée ensoleillée, aurait très bien pu ne pas avoir lieu dans cette cour fleurie. Encore récemment, Anne était assise entre deux chaises : l’envie de vendre d’un côté, la difficulté de trouver un nouveau toit à son goût de l’autre. Puis elle a tranché : « Je reste. La cuisine sera rénovée, je reçois beaucoup, je veux plus de lumière… »
La propriétaire n’aura donc pas à laisser derrière tous ces souvenirs qui n’entrent pas dans les boîtes. « C’est ici que je suis devenue enceinte de mon fils. Louis vient d’avoir 21 ans et pense faire du cinéma d’animation. Le mois prochain, il s’en va en appartement avec deux amis. » Alice, l’aînée, ayant déjà quitté le nid familial, Anne se retrouvera donc seule. La perspective ne semble pas l’affoler. « C’est une autre étape, dit-elle, philosophe. La coupure a eu lieu il y a six ans, quand Alice est partie travailler à Londres pendant plusieurs mois. À l’aéroport, j’ai failli mourir de chagrin. »
Telle mère…
Diplômée de l’École nationale de théâtre, cuvée 2019, Alice Dorval a vécu son baptême professionnel l’automne dernier chez Duceppe dans Disparu.e.s. Cette comédie noire mélodramatique a été mise en scène par René Richard Cyr, qui réfute tout soupçon de favoritisme. « Je n’ai pas choisi Alice parce qu’elle est la fille de mon amie, mais parce qu’elle a été formidable en audition. Et elle a eu de très bonnes critiques. »
Ce faisant, René Richard savait bien qu’en 1985 c’était à la mère qu’il offrait un tremplin pour lancer sa carrière : le rôle-titre de la pièce Aurore, l’enfant martyre, en tournée québécoise. « Il y avait chez Anne, au-delà de l’interprète fabuleuse qu’elle était déjà à 25 ans, une intelligence du texte, et une intelligence tout court. Et une soif de vérité. Des qualités que j’ai retrouvées chez Alice, bien que les deux femmes soient excessivement différentes. »
René Richard a remarqué un autre trait de ressemblance entre la mère et la fille : questionner. « La pomme n’est pas tombée loin de l’arbre… Anne a toujours osé bousculer et contredire, ce qui peut désarçonner. » Serge Denoncourt, qui l’a aussi dirigée souvent, abonde dans le même sens. « C’est une perfectionniste, qui arrive prête et qui n’en laisse pas passer une. Elle veut être la meilleure possible, toujours au service du spectacle, jamais à celui de son égo. »
Exigeante, Anne Dorval ? Plutôt, oui. « Je veux l’excellence. Essayer de s’améliorer, c’est un beau passe-temps dans la vie, non ? » L’actrice revendique la part de créativité dans l’acte de jouer. « Un comédien n’est pas un perroquet qui répond ce que tu veux entendre quand tu pèses sur le piton. On invente une façon de dire et de faire les choses, tout part du cœur. On ouvre des portes, c’est une collaboration. »
Dans Matthias et Maxime, où ils incarnent pour la seconde fois la mère et le fils, Xavier Dolan a écrit pour eux une scène d’une intensité inouïe : elle le gifle, puis lui crache au visage. « Je lui ai demandé : “Faut -il vraiment que je fasse ça ? Pourquoi, Xavier ? ” Je voulais m’en sortir, je n’avais jamais fait ça, je ne savais pas comment m’y prendre techniquement. J’avais peur que cela ait l’air faux. Il m’a dit “ tu vas me cracher dessus ”. » S’est-elle exécutée ? La réponse est dans le film.
Beauté, Carrière et talent
Anne le reconnaît volontiers : elle a du caractère. « Alice aussi. On n’a pas les mêmes goûts, on s’obstine beaucoup. Je paie pour ce que j’ai fait subir à ma mère. » Madeleine Larouche s’est éteinte en novembre dernier, à 95 ans. « Ma petite maman était la bonté incarnée. Pendant sa dernière semaine, on a dormi ensemble, je l’ai bercée… Adolescente, j’ai été très dure avec elle. Je suis la plus jeune de la famille, les trois autres étaient à l’université, j’étais coin cée seule avec ma mère à Trois-Rivières – mon père était très low-profile − et tout était prétexte à l’engueulade. J’ai passé les années suivantes à m’excuser. »
Sa mère est évoquée sans émotion apparente, avec une certaine distance. Anne avait montré un égal stoïcisme à Y’a du monde à messe (Télé -Québec), enregistré quelques semaines à peine après son décès. Si, comme le chante Carla Bruni, « tout le monde a des restes de rêves et des coins de vie dévastés », Anne la discrète n’ira pas patauger dans ces eaux-là en tête à tête dans sa cour. Ni à la télé, et même pas allongée sur un divan. « Je n’ai pas de psy.» Une partie de son jardin secret le restera.
Sinon, des sujets d’ordinaire délicats sont abordés de front. La chirurgie esthétique, par exemple. Si des gens pensent qu’elle y a fait appel, c’est à cause de photos ultraretouchées, juge t-elle. « Ils trafiquent trop la réalité ! La dernière fois, j’étais déçue. C’est pas le fun pour moi, et cette obsession de la perfection et de la jeunesse ne sert personne. »
Anne affirme n’avoir jamais subi d’interventions, malgré la pression. « Je ne veux pas, je ne suis pas prête à prendre ce risque. J’ai peur des résultats, j’ai vu trop de ratages, surtout chez les Américaines. » Et de mentionner une célébrité croisée à Paris pendant la Semaine de mode, en février dernier : Anna Wintour, la légendaire rédactrice en chef du magazine Vogue. « Je ne l’ai reconnue qu’à sa coupe de cheveux… »
Ce séjour parisien était l’œuvre de Xavier. « Prada l’avait invité, et il m’a demandé de l’accompagner. Il est telle ment généreux ! Là-bas, Xavier a un statut de rock star. » Et Anne, l’aura d’une actrice d’exception, « extraordinaire », selon Paris Match et Vanity Fair, qui « crève l’écran », d’après Le Figaro. En témoignent les propositions venues d’outre-Atlantique et d’ailleurs.
« Après Cannes, j’ai reçu des offres de la France, des affaires qui souvent ressemblaient trop à Mommy», dit Anne, chassant de la main une fourmi (« Je n’arrive pas à m’en débarrasser, tu crois que ce sont des charpentières ? »). Des scénarios américains, notamment pour un film où elle devait jouer – ô surprise ! − une mommy, ont aussi été déclinés. « Because je ne maîtrise pas assez l’anglais. »
Son premier contrat à l’étranger remonte à 2016 : l’adaptation cinématographique réussie du best-seller Réparer les vivants, de Maylis de Kerangal. Anne s’y glisse avec aisance dans les souliers d’une Française en attente d’une greffe de cœur. Des rôles de second plan au cinéma dans Jalouse, avec Karin Viard, et à la télé dans Mouche, adaptation de la série britannique Fleabag, complètent le portrait. Ces allers-retours épisodiques font son affaire. C’est au Québec qu’elle est sollicitée pour les beaux projets. Le dernier en lice, 14 jours, 12 nuits, a été tourné au Vietnam. « Dix-huit heures de vol… ». L’histoire : une océanographe québécoise (Anne) retourne dans ce pays d’Asie où elle a adopté une fillette 20 ans plus tôt. « Le film est sorti début mars, il marchait très fort, et une semaine plus tard, le gouvernement a fermé les salles. » Sa prestation a été saluée avec raison par une nomination au récent Gala Québec Cinéma. Il a repris l’affiche cet été. Impossible de passer outre ses trois années au Bye Bye, où Anne a volé le show, éblouissante en Melania Trump et en Hubert Lenoir, méconnaissable en Crotte de nez, surnom donné par l’équipe au vilain petit canard créé par l’actrice à partir d’un dentier, d’une perruque et d’un jean extra large. « Ce personnage apparaissait dans une scène, il ne disait rien et on ne voyait que lui, dit René Richard Cyr. Le charisme, c’est ça. »
Avoir 60 ans
Pour Anne, ce triomphe a été une surprise, et un baume. « Tout de suite après avoir dit oui au premier Bye Bye, j’ai paniqué. Je n’en dormais plus, je voulais me désister, j’ai appelé Marc Labrèche… » Il a trouvé les mots pour la rassurer. « On parle toujours de la qualité de son jeu et de sa grâce, bien sûr, Anne a tout cela, croit l’autre moitié du couple mythique Brett Montgomery-Criquette Rockwell, dans Le cœur a ses raisons. Mais on souligne rarement à quel point c’est une vraie travaillante. Une bûcheuse. »
Anne et Marc partagent plus qu’un don pour la comédie et une complicité naturelle : tous deux souffleront leurs 60 bougies en novembre. Touchée qu’on ait pensé à elle pour figurer en couverture de ce numéro spécial de Châtelaine, l’actrice aurait toutefois préféré que cette entrée dans une nouvelle décennie demeure plus confidentielle. « J’ai l’impression qu’on veut toujours connaître l’âge des femmes. Pourquoi ? demande-t-elle. Quand pose-t-on la question aux hommes ?
C’est un peu deux poids deux mesures. » Marc Labrèche comprend son agacement. « Pour une femme, une actrice, c’est encore vrai que la question est plus intrusive, comme si cela avait une portée et des conséquences plus larges que chez un homme. Malheureusement »
Le jour de ses 40 ans, Anne ne l’a pas oublié. « J’ai freaké, dit-elle d’un ton tragicomique. J’ai pleuré pendant six mois. À 40 ans, t’es vieille, et je le pense encore. À 50, j’ai trouvé ça plate, mais le mal était fait. » Le mal ? Quel mal ? « Comme Helen Mirren, Anne a une classe et une élégance sans âge », dit Marc Labrèche. René Richard Cyr renchérit : « Ça se peut-tu être belle de même ? ». Quant au metteur en scène Serge Denoncourt, il lance : « Anne est une grande beauté, née avec du talent et une bonne génétique. C’est pour ça que je l’haïs. » Serge l’adore, bien sûr. Et le lui répétera de vive voix quand ce sera son tour de se laisser parler d’amour. « Normalement, explique Anne, je ne fais rien de spécial, à part un souper avec mes enfants et Xavier. Il m’a organisé un gros party pour mes 49 ans parce que je n’en voulais pas pour mon cinquantième. Et il a déjà commencé à me parler du prochain anniversaire. Cette fois, je ne pourrai pas l’éviter. »
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