Ma mère a souffert de la maladie d’Alzheimer pendant une quinzaine d’années. Le verdict est tombé alors qu’elle n’avait que 64 ans. J’étais avec elle. Je m’y attendais.
Comptable de formation, ma mère travaillait avec moi depuis des décennies. Elle était méticuleuse et précise. Elle l’était d’autant plus qu’elle travaillait pour son fils. Assez subitement, elle s’était mise à faire des erreurs. Si, au départ, il s’agissait d’oublis anodins ou de mauvais calculs, avec le temps, les erreurs étaient devenues plus embarrassantes.
Enfin, quand le médecin lui a dit que ses oublis, que ses moments d’incertitude, que ces nuages qui semblaient couvrir une partie de ses journées étaient probablement liés à cette maladie, elle a peu réagi. Je pense qu’elle savait aussi. Et en bonne chrétienne québécoise, née au milieu du siècle, elle a accepté sa sentence sans broncher.
Mon père, lui aussi né au milieu du siècle et bon chrétien, est sorti du cabinet et s’est rendu directement au travail… afin d’annoncer à ses patrons que, pour être près de ma mère, il prenait immédiatement sa retraite. Jamais femme n’a eu meilleur partenaire, plus dévoué paladin.
Moi, j’ai résisté. Ma mère et moi avions passé notre vie à faire des mots croisés. Je me suis promis que nous serions les premiers cruciverbistes à vaincre l’alzheimer. Après tout, en continuant d’utiliser toutes ses fonctions cérébrales, ma mère résisterait, elle aussi, au grand trou, au néant qui menaçait de l’avaler.
C’était une erreur. Les mots croisés, les livres, le calcul mental. Tout ça n’allait pas ralentir la maladie. Mon père avait eu le bon réflexe: aimer, aider, soutenir. J’avais tort, non pas de vouloir résister, mais de résister de cette façon. Je me suis alors tourné vers ce qui nous unissait, ma mère et moi, depuis le début de ma vie: la musique. La musique est devenue notre rempart.
Aussi souvent que je le pouvais, je lui jouais du piano. Elle chantait pour moi. Je chantais pour elle. Ses yeux s’illuminaient. Sa voix était claire. Et si les jours, les visages et les événements semblaient parfois mal classés dans sa mémoire, les mélodies et les paroles des chansons ne s’étaient pas estompées. Ce mode de communication universel que ma mère m’avait enseigné semblait l’aider à résister au raz-de-marée de l’oubli qui approchait.
La maladie progressant, ma mère a dû aller en résidence. Une belle petite oasis abritant une dizaine de personnes à Oka. Là aussi, la musique a servi de forteresse. Je m’asseyais au piano. Ma mère retrouvait les bras accueillants de mon père et ils dansaient ensemble pendant mon interprétation de La dernière valse, de Mireille Mathieu. Comme si la musique était un puissant analgésique, une irrésistible panacée, permettant à celui ou celle qui l’absorbe de s’élever en dehors du temps et de l’espace.
Ma mère a ainsi tenu une quinzaine d’années. Je me suis souvent demandé si ce lent déclin aurait été plus court sans les soins amoureux de mon père, sans les attentions expertes du personnel aidant à la résidence, et sans la musique.
Elle est partie à présent. Elle est partie en écoutant Debussy, le sourire dans ses yeux d’un bleu moins brillant.
Mon père, qui lui a survécu pendant un temps, n’a trouvé de réconfort que dans la musique. La musique pour faire taire sa peine, pour remplir le trou gigantesque que l’absence de ma mère avait dynamité dans son cœur.
La musique. Encore la musique.
C’est cette musique qui est disparue au début de cette année 2020. Le sentez-vous ?
Nos aînés ont été isolés dans leurs petits cachots. Nos aidants ont été isolés derrière leurs visières et leurs armures. Nos amis ont été isolés derrière les fortifications de leurs demeures. Nos artistes ont été enfermés dans leurs grottes ou leurs écrans cathodiques.
Même les courageux et valeureux manifestants qui réclament plus de justice, plus de compassion, me semblent marcher en silence. Pas de We Shall Overcome. Pas de I’m on My Way to Freedom Land. La seule musique semble être l’improvisation percussive que proposent les forces de l’ordre, jurant d’assurer la paix. Puisqu’elles n’ont visiblement pas d’oreille, je crains qu’elles ne confondent paix avec silence.
Pour nos aînés, pour nos enfants, pour nous et notre santé mentale et physique, j’ai bien hâte que la musique reprenne. Qu’elle résonne.
L’artiste, communicateur et pédagogue Gregory Charles enseigne la musique en ligne à une dizaine de milliers de musiciens en herbe, de 7 à 97 ans, à l’Académie Gregory. Il présente des spectacles corporatifs et caritatifs virtuels sur la plateforme gregorycharleslive. On peut l’entendre tous les jours à WKND Montréal 99,5 fm et sur radioclassique.ca.
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