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COVID-19 : les acquis des travailleuses sont-ils en péril ?

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Cheveux relevés en chignon, veston sombre ajusté, Daisy Dufros est assise dans sa salle à manger, qui lui tient aussi désormais lieu de bureau. La spécialiste en recherche marketing s’anime en décrivant le boulot de rêve qu’elle a décroché il y a deux ans au sein d’une grande chaîne de vêtements pour dames. Des projets motivants, une directrice inspirante. Malgré les pixels qui embrouillent son image, son regard pétille. « Je me levais le matin en souriant à l’idée d’ouvrir mon ordinateur. » Mais c’était avant que la COVID-19 s’en mêle. Le 23 mars 2020, le gouvernement du Québec ordonne la fermeture des commerces non essentiels. Pour Daisy, le couperet tombe dès le mois d’avril : mise à pied.

Du jour au lendemain, la Québécoise d’origine française se retrouve femme au foyer avec ses jumeaux de 4 ans. « J’ai eu une semaine assez noire après ma mise à pied. Aucune énergie, j’avais seulement envie de manger du gras et du sucre… comme si j’étais en peine d’amour. »

Daisy n’est pas la seule dont les plans de carrière ont déraillé le printemps dernier. La pandémie a provoqué un recul historique chez les travailleuses. De tous les emplois perdus au pays depuis l’arrivée du coronavirus, 56 % étaient détenus par des femmes, selon une étude de la Banque Royale du Canada. En seulement deux mois, la crise sanitaire a créé 1,5 million de chômeuses au pays. Pour la première fois en 30 ans, le taux de chômage féminin a surpassé celui des hommes. La participation des Canadiennes sur le marché du travail a plongé comme jamais, passant de 61 % en janvier 2020 à 55 % en avril. Soit le même taux qu’en… 1985.

Progrès sur pause

« Les femmes ont grandement progressé au point de vue professionnel dans les 30 dernières années, et ce, même si les hommes gagnent encore en général un plus gros revenu. La pandémie a, en quelque sorte, mis la marche vers l’égalité sur pause », observe l’économiste Marie Connolly, professeure à l’UQAM. Qu’est-ce qui a causé cette dégringolade ? D’abord, beaucoup d’entreprises forcées de ralentir ou de stopper leurs activités employaient une majorité de femmes. Le secteur de l’hébergement et de la restauration notamment, où 60 % de la main-d’œuvre est féminine, d’après Statistique Canada, et qui a connu une année désastreuse.

Mais ce n’est pas tout. Comme les femmes occupent plus de postes à temps partiel que les hommes, elles ont davantage subi les coupes de personnel. En information, en culture et en loisirs, par exemple, elles représentaient 43 % des emplois, mais 68 % des pertes d’emploi en juin, selon l’Institut du Québec, un centre de recherche et de réflexion socioéconomiques. Elles « ont été frappées dans une proportion qui dépasse largement celle de leur présence au sein de ces secteurs », peut-on lire dans le rapport L’emploi et la COVID-19 de l’Institut.

Et avec la fermeture des écoles et des garderies, bien des mères ont remis à plus tard la recherche de boulot. Les 2000 $ par mois de la Prestation canadienne d’urgence (PCU) aidant, une Canadienne sur deux licenciées entre février et mai n’a pas épluché les offres d’emplois durant cette période, selon l’étude de la Banque Royale. Résultat : quand l’économie a redémarré, ce sont d’abord les hommes qui en ont bénéficié.

Daisy dans tout ça ? Après avoir canalisé sa frustration en récurant sa maison de fond en comble, elle a été embauchée en juillet par une nouvelle entreprise, en remplacement d’un congé de maternité. Un défi « passionnant », se réjouit-elle. Reste que sa rupture professionnelle demeure douloureuse. « Je pense que je suis toujours en processus de deuil », confie-t-elle.

Un phénomène inédit

D’un point de vue historique, c’est le monde à l’envers. Par le passé, les récessions ont davantage pénalisé les hommes – pensons manufactures, construction, etc. Pas cette fois. Aux États-Unis, où 11,5 millions de travailleuses ont perdu leur gagne-pain entre février et mai, contre 9 millions de travailleurs, on a d’ailleurs inventé le mot «She-Cession», ou récession au féminin, pour décrire la situation actuelle où les femmes, à plus forte raison les Noires et les Latino-Américaines, sont les grandes perdantes.

Même l’entrepreneuriat féminin souffre. En août dernier, à peine 52 % des femmes propriétaires de PME avaient pu rouvrir leur entreprise (contre 71 % des propriétaires masculins), révèlent des données de la Fédération canadienne de l’entreprise indépendante (FCEI) produites spécialement pour Châtelaine. Les entrepreneures vivent plus de stress et craignent davantage pour leur survie en affaires. Près d’une sur cinq considère même sérieusement déclarer faillite ou liquider son entreprise.

C’est qu’encore une fois, plusieurs de ces entreprises œuvrent dans des industries fragilisées, comme la culture, souligne Andreea Bourgeois, analyste principale à la FCEI. « Et les entreprises gérées par des femmes sont en général assez jeunes, avec moins de 20 employés, ajoute-t-elle. Ce qui fait que beaucoup d’entre elles ne se qualifiaient pas pour les programmes d’aide fédéraux. »

La COVID-19 a provoqué un recul de 35 ans pour les femmes sur le marché du travail (Photo : Getty Images /Oliver Rossi).

Un bureau pour lui, la cuisine pour elle

Quant à celles qui ont conservé leur poste, elles sont nombreuses à avoir été catapultées en télétravail. Là encore, hommes et femmes ne sont pas tout à fait égaux.

En France comme aux États-Unis, des sondages ont révélé que les hommes avaient davantage accès à une pièce fermée lorsqu’ils devaient travailler à domicile. Alors que les femmes risquaient plutôt de devenir des « télétravailleuses nomades », déposant leur ordinateur sur l’îlot de la cuisine ou dans le salon. Au risque d’être interrompues par la litanie des « Maman, je m’ennuiiiiie »…

Cette difficile conciliation télétravail-famille, Johanna Mariani y a goûté. Lors du confinement, l’analyste d’affaires de 38 ans venait tout juste de décrocher un nouveau job. Envoyée en télétravail, elle s’est retroussé les manches avec l’intention de montrer de quoi elle était capable. Le hic: ses fillettes de 4 et 8ans, enfermées à temps plein avec elle dans leur appartement montréalais.

« Je commençais à travailler à 6 heures du matin, pour faire 2 heures de boulot avant que les enfants se lèvent », se rappelle-t-elle. Au bout d’un moment, la fatigue la rattrape. « J’ai ensuite tenté de travailler de 20 heures à minuit. » Mais c’est pire. Son anxiété augmente, sa motivation décline et la culpabilité la ronge. « Je voulais me donner à 100 % au travail et à 100 % aux enfants, mais j’avais le sentiment de tout rater. »

Ce récit n’étonne en rien Diane-Gabrielle Tremblay, spécialiste du télétravail, qui évoque la « double, voire la triple journée de travail » de certaines femmes pour essayer de tout accomplir. Et elles seraient légion, puisque 7 parents québécois sur 10 considèrent que leur patron a conservé les mêmes exigences de rendement malgré la pandémie, selon un sondage Léger.

Johanna fait partie des chanceuses. Quand, au bord de l’épuisement, elle s’est résolue à aborder le sujet avec son supérieur, une surprise l’attendait. « Mon chef a été hyper compréhensif. Il a même affirmé qu’il était content que je pose mes limites, que ça montrait que j’étais responsable. Je me suis dit : ‘‘Mince, pourquoi j’ai attendu?’’ »

Un recul temporaire ?

Le tableau est loin d’être rose, mais il n’est pas tout noir non plus. Plus lent à redémarrer, l’emploi des Canadiennes s’est mis à grimper pendant l’été (merci, camps de jour et garderies !). De juin à septembre, l’emploi a progressé plus rapidement chez les femmes que chez les hommes, indique Statistique Canada, les femmes devenant même le groupe le plus près de son taux d’emploi de l’ère pré-COVID-19. Il faut dire que le retour en classe a donné un solide coup de pouce aux mères, qui n’ont plus à jongler avec les rôles d’enseignante privée et d’employée modèle. Mais avec la deuxième vague de la pandémie, une question se pose : ce regain tiendra-t-il ?

Quoi qu’il en soit, la crise aura aussi mis en lumière certains métiers typiquement féminins, comme celui des préposées aux bénéficiaires. « Ce serait l’occasion de réviser les conditions de travail de ce genre d’emploi », soutient l’économiste Marie Connolly.

Une idée qui semble faire l’unanimité. « Comment aurait-on fonctionné sans elles ? Et sans les commis d’épicerie ? Ce sont des métiers qui doivent être valorisés », renchérit Bibiana Pulido, directrice adjointe de l’Institut Équité Diversité Inclusion Intersectionnalité (EDI2), un tout nouveau pôle de recherche sur les rapports de pouvoir et la discrimination, à l’Université Laval.

Quant au télétravail, il va probablement faire partie de nos vies encore un bon moment, de l’avis des experts. Ce qui pourrait être une bonne nouvelle pour les femmes, qui en font plus souvent la demande pour des raisons familiales. « En normalisant le travail plus flexible, peut-être arrêtera-t-on de stigmatiser celles qui font ce choix », estime Marie Connolly.

Diane-Gabrielle Tremblay émet toutefois une mise en garde : à force de bosser hors des bureaux, les employées courent le risque de devenir « invisibles », ce qui pourrait miner leurs possibilités d’avancement. « Il faudra être particulièrement vigilant pour tous ceux et celles dont l’insertion sur le marché du travail est plus précaire, précise-t-elle, comme les femmes, mais aussi les minorités visibles et les personnes handicapées. » Raison de plus pour exprimer clairement ses ambitions, encourage-t-elle. Mais un recul irréversible de l’égalité ? Elle n’y croit pas.

Bibiana Pulido se montre aussi optimiste. « Si on analyse les grandes crises, on constate qu’elles coïncident avec des changements très importants », notet-elle. Comme le régime d’assurance chômage canadien, né dans la foulée de la Grande Dépression des années 1930, qui avait exposé la nécessité d’un filet social.

Catherine Fabi voit également le verre à moitié plein. Ou plutôt, dans son cas, la tasse. Au-dessus de son masque, ses yeux élégamment maquillés inspectent le cappuccino qu’elle vient de napper de lait mousseux. À 26 ans, l’agente de bord a été mise à pied, comme des milliers de travailleurs de l’aviation. « Mon conjoint et moi, on devait se marier en mai aux Açores. On a incorporé notre business à la place ! »

Avec trois collègues de l’aviation aussi mis à pied, dont son fiancé, la brunette a racheté un café lumineux de la rue Saint-Zotique, à Montréal. Un coup de tête, reconnaît-elle en riant. Mais qui lui permet, à défaut de parcourir le monde, d’explorer un autre domaine. « C’est une belle expérience, assure-t-elle. Peu importe ce qui arrive. »

Quelques semaines après notre entrevue, je suis repassée devant le café. Une affichette sur la porte annonçait sa fermeture définitive. Des imprévus, de même que le passage en zone rouge de la métropole, auront eu raison de ce projet un peu fou. L’optimisme de Catherine demeure tout de même intact. Le referait-elle ? Assurément. La jeune femme planche déjà sur un autre défi : terminer son baccalauréat en histoire, amorcé il y a quelques années. « Je me suis inscrite le jour de la date limite ! Je me suis dit que c’était le meilleur moment pour m’y remettre. »

Catherine n’a pas fait une croix sur le métier d’agent de bord, qu’elle exerçait depuis ses 18 ans. Mais elle compte bien ressortir grandie de cette étrange zone de turbulence. C’est un peu la leçon que 2020 lui aura laissée, en somme. « C’est une année d’occasions à saisir, dit-elle, pensive. Même si ce n’est pas facile. »

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